L’Alliance BRICS+AI change les règles du jeu dans le monde de l’intelligence artificielle (IA). Cette initiative rassemble des pays leaders du Sud afin de développer conjointement un modèle alternatif de développement et de régulation de l’IA. L’Alliance vise la souveraineté numérique, les technologies éthiques et la coopération en dehors du cadre occidental. Il s’agit là des premiers pas vers la création d’une nouvelle force technologique sur la scène mondiale.
Murat Gibadyukov
24 avril 2025
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Les BRICS prennent le lead
L’IA modifie rapidement les règles du jeu dans tous les domaines possibles – de l’économie, des soins de santé et de l’éducation à la défense et aux politiques publiques. Quiconque possède des algorithmes avancés, des modèles de langage ou des systèmes d’analyse prédictive acquiert un avantage concurrentiel non seulement sur le marché, mais aussi dans la politique mondiale. Dans cette nouvelle réalité, les États ne peuvent plus compter uniquement sur leurs ressources nationales. Il est urgent que les pays unissent leurs forces, élaborent des normes communes et protègent leurs intérêts – technologiques, économiques et éthiques. C’est la raison pour laquelle des alliances en matière d’IA voient le jour un peu partout dans le monde. L’une des plus récentes est l’alliance BRICS+AI, initiée par la Russie et soutenue par les principales puissances du Sud. Elle se veut non seulement une coalition technologique, mais aussi un modèle alternatif de développement de l’IA, différent des approches occidentales.
L’idée de créer l’Alliance BRICS+AI est née en 2019, lorsque le Fonds russe d’investissement direct (RDIF) a proposé pour la première fois de coordonner les efforts des pays BRICS dans le domaine de l’intelligence artificielle. Après plusieurs années de consultations diplomatiques et d’experts, cette idée a finalement vu le jour : le 11 décembre 2024, lors de la conférence internationale « AI Journey » à Moscou, où le lancement BRICS+ AI Alliance a été annoncé. Plus de 20 entreprises technologiques de six pays – la Russie, la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Iran et les Émirats arabes unis – ont rejoint l’Alliance dès le début. Cette première vague s’est accompagnée de déclarations de soutien de la part de dizaines d’organisations internationales et d’entreprises actives dans les domaines des hautes technologies, de l’éducation, de la médecine, des télécommunications et des produits pharmaceutiques. Parmi les participants notables, on peut citer Sber (la plus grande société financière et technique de Russie), un certain nombre d’entreprises du portefeuille du RDIF, ainsi que des organisations de Chine et d’Inde spécialisées dans le développement de l’IA. Les noms de la plupart des entreprises n’ont pas encore été divulgués, mais on sait que des dizaines d’autres entités, y compris des universités et des centres de recherche, devraient rejoindre l’alliance dans un avenir proche.
La création de l’alliance BRICS+AI est la suite logique de la tendance selon laquelle les États qui ne font pas partie des blocs technologiques occidentaux recherchent la souveraineté et une influence commune sur les processus technologiques mondiaux. La tâche principale de cette alliance est de coordonner les approches du développement et de la mise en œuvre de l’IA entre les pays participants, de créer une plateforme technologique et juridique commune, ainsi que des programmes de recherche conjoints. Il ne s’agit pas seulement de partager des expériences, mais aussi de créer sa propre architecture de développement de l’IA, en tenant compte des intérêts nationaux, des similitudes/différences culturelles et des objectifs économiques. Un domaine d’activité important sera l’élaboration de normes et de standards communs pour l’application de l’IA, notamment en matière d’éthique, de transparence des algorithmes et de prévention des pratiques discriminatoires.
Commentant le lancement de l’Alliance, le président russe Vladimir Poutine a déclaré que les algorithmes d’IA devraient être « fiables, compréhensibles et impartiaux » et qu’ils devraient être développés en tenant compte des caractéristiques culturelles et nationales de chaque pays. Il a souligné que l’Alliance internationale pour l’IA peut donner un sérieux élan au développement de l’IA non seulement dans les pays BRICS+, mais aussi dans d’autres nations intéressées. Selon lui, le lancement de BRICS+AI est une tentative d’offrir au monde une alternative aux centres de pouvoir technologique existants et de démontrer que le développement de l’IA est possible en dehors du cadre réglementaire occidental.
La Russie est l’initiateur et le principal promoteur du projet AI Alliance. Le RDIF a joué un rôle de coordination et Moscou est devenu le site de lancement. Du côté russe, Sber et ses filiales, ainsi que des entreprises travaillant dans les domaines du big data et de l’IA générative, sont activement impliqués. L’Alliance pour l’IA a pour objectif stratégique d’adapter ses propres solutions aux marchés des pays partenaires et de créer des chaînes technologiques communes, en tenant compte des sanctions et des restrictions sur l’approvisionnement en puces et autres composants essentiels.
Course à la réglementation mondiale en matière d’IA
L’Alliance BRICS+AI prend forme dans un contexte de concurrence mondiale croissante dans le domaine de l’IA. Les leaders de l’IA restent les États-Unis et la Chine, dont les entreprises et les institutions gouvernementales investissent des milliards de dollars dans la recherche et la mise en œuvre de nouveaux modèles. L’Union européenne se concentre sur la réglementation éthique, ayant adopté en 2024 l’« Artificial Intelligence Act » – le premier document réglementaire au monde définissant les applications autorisées et interdites de l’IA. Le Royaume-Uni, quant à lui, a initié un sommet sur la sécurité de l’IA, réunissant des représentants des principales puissances, dont la Chine et les États-Unis, à Bletchley Park en novembre 2023, et proposant de créer des mécanismes de régulation mondiaux.
Dans ce contexte, l’alliance BRICS+AI se positionne comme une alternative – une alliance de pays qui ne veulent pas seulement rattraper les leaders, mais aussi former leur propre trajectoire de développement basée sur la coopération et le respect mutuel. La particularité de l’Alliance est qu’elle n’est pas construite autour d’un centre unique, mais sur le principe du partenariat multilatéral. Malgré l’inégalité technologique entre les participants, tous sont unis par le désir de souveraineté numérique et de protection du droit à leurs propres approches de l’IA. Ainsi, l’alliance BRICS+AI peut devenir non seulement une zone de croissance technologique, mais aussi un manifeste politique d’un monde nouveau – un monde où l’IA est développée non seulement pour le profit, mais aussi dans l’intérêt des personnes, des cultures et des sociétés.
Le potentiel économique de l’Alliance est impressionnant. Le PIB combiné des pays membres dépasse les 30 000 milliards de dollars, tandis que leur population s’élève à plus de 3 milliards d’habitants. Cela donne accès à de vastes quantités de données, qui sont le carburant du développement de l’IA. Des développements conjoints pourraient déboucher sur de nouveaux modèles linguistiques s’entraînant sur des collections non triviales de textes, sur des systèmes de diagnostic s’adaptant aux réalités régionales et sur la création de plateformes pour les villes intelligentes et l’économie numérique. En outre, les pays de l’Alliance peuvent créer leurs propres centres de données, puces, infrastructures de réseau – tout ce qui est nécessaire à un écosystème d’IA indépendant.
Pour l’instant, l’Alliance +AI n’en est qu’à ses premiers pas. La première réunion de travail de l’Alliance se tiendra en Russie durant le premier semestre de 2025. Beaucoup dépendra de ses résultats : les participants pourront-ils se mettre d’accord sur des questions clés, lancer des projets communs et, surtout, transformer des déclarations solennelles en mécanismes institutionnels efficaces et durables ?
Il est déjà évident que l’alliance BRICS+AI est une vision audacieuse d’un nouveau centre de pouvoir technologique. Si elle se concrétise, un autre centre mondial apparaîtra – non seulement un centre économique, mais aussi un centre intellectuel et technologique.